«…Видеть эти глыбы – у каждого своя правда о войне, свои воспоминания о до и после, арест и исчезновение родных, друзей, десятками, уничтоженных за четыре года мясорубки, или истребленных еще раньше, и потом — каждый из них со своим творчеством, своей жизнью и несгибаемой энергией. Вы ее чувствуете — эту энергию, просто глядя на них. Господи, какие они были могучие. Просто могучие, физически могучие и одновременно совершенно сломленные.»
Pour le 9 mai. Une soirée chez Etkind : l’exil.
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Galitch, lui aussi, il avait été célébrissime en URSS. Un auteur dramatique, un auteur de scenarios, un auteur de chansons, aussi. Et lui aussi, il n’avait pas voulu céder à la vie qu’on lui offrait, facile, tranquille. — Et, lui aussi, il été mis dehors, et il était là, en France.
*
La soirée a duré plus de trois heures. Trois heures de chansons, et de rires. Et là, comment le dire ? De voir ces trois monuments, chacun avec sa guerre, ses souvenirs d’avant et d’après, les parents arrêtés, disparus, les amis, par dizaines, fauchés pendant les quatre ans de boucherie, ou massacrés avant, et après — et chacun d’eux avec son œuvre, sa vie, et une énergie farouche. Vous la sentiez, cette énergie, rien qu’à la regarder. Mon Dieu, qu’ils étaient fort. Juste, forts, physiquement — forts, et, en même temps, complètement cassés. Cette double sensation, une fois que j’y pense, maintenant — si c’est possible. La force et la cassure.
*
Maman a enregistré je ne sais plus combien de cassettes, sur le petit magnéto que nous avions (elle les a encore, il faudrait en faire un CD, je ne sais pas comment, — si c’est encore possible). Je me souviens de chacune des chansons de Galitch, et c’est là que j’entre, moi aussi, dans l’impossible à dire.
Parce qu’il y en avait de plusieurs sortes. Et des chansons tragiques, d’abord. Des chansons sur les camps…
Ablaka plyvout, ablaka.
Ne spécha plyvout, kak v kino.
A ia tsyplonka iem tabaka,
I koniatchkou prinial polkilo…
Ici, tout est génial — Ça dit ça, en mot à mot français :
Les nuages voguent, les nuages.
Sans se presser, ils voguent, comme au cinéma.
Et je mange mon poulet tabaka
Et j’ai « reçu » du cognac, un demi-kilo.
Le dernier vers, vous ne pouvez pas le traduire : d’abord, l’alcool, on le mesure, en URSS, non pas comme un liquide, mais comme un solide. On dit, quand on se saoule, prendre « trois cents grammes » de vodka. C’est la langue de la rue. Et le mot « prinial », c’est le mot qu’on utilise pour « prendre » un médicament. Mais, là encore, c’est le mot de la situation. C’est le mot de l’ivrogne. Et le poulet « tabaka », bon, c’est un plat géorgien, le poulet takaba — mais, pour les russes, en dehors du plat, il y a l’incongruité du mot, et le jeu de mot avec le tabac. Et tout ce joue sur le « k » — sur le k des « ablaka », des nuages, qui vont, à la strophe suivante, se transformer, en Abakan — une ville de Sibérie, une ville de bagnes. Et vous avez, en quelques strophes, l’histoire de cet homme, revenu des camps, brisé, et qui envie les nuages qui retournent là où il a vu mourir sa vie, lui qui en est revenu, — Abakan. Ça, c’était une chanson vieille, — je ne l’avais jamais entendue, je crois bien, et j’entends toujours la voix de Galitch, et les accords (si je puis dire, parce que c’était très dur, très dissonnants, une série d’accords plaqués, si je me souviens bien — et j’entendais la guitare, j’avais peur qu’elle se casse), et je voyais leur visage à eux, à Etkind et à Nékrassov — ils restaient tête baissée — et les femmes qui étaient là, elles aussi, la tête baissée, avec cette espère de sourire triste de celle qui a tout vu, et qui revoit.
Et cette chanson, inouïe, qui s’appelle « L’erreur ». Et elle aussi, je l’ai toujours dans la tête, depuis ce moment-là. Sur les fantassins morts, pour rien, devant Narva, fin 43, « tak i lejim, kak chagali, paparno, — paparno, paparno » — on est couchés là, comme on marchait, en colonne par deux, en colonne par deux, en colonne par deux ; littéralement : « paire à paire », et ces soldats, dans la neige, soudain, ils entendent qu’on les appelle — que c’est la patrie qui les appelle :
« Mais relevez donc, espèces d’espèces,
Espèces d’espèces,
Le sang, c’est pas de l’eau.
Si la patrie elle appelle ses morts,
Ça veut dire un malheur »…
Mais la façon dont ça sonne en russe, et la façon dont il le chantait, dans cette pièce, — grande, oui, — mais quand même, et, il faisait nuit, — enfin, c’était le soir. Et je ne me souviens pas de l’éclairage, mais j’ai l’impression qu’il n’y avait qu’une espèce d’abat-jour branlant (pourquoi ai-je ce souvenir là, je ne sais pas)… Ça vous prenait aux tripes. Et, moi, j’étais là, je me souviens, je crois que j’étais assis par terre, en tailleur, ou quelque chose, près de mes parents, et j’avais peur.
Et, en fait, la patrie ne les appelle pas. Les trompettes qu’ils ont entendues, les morts, c’était juste une chasse, sur la nouvelle neige. Ce n’est pas dit dans la chanson, mais, si je me souviens bien, c’était une histoire quasiment vraie : je veux dire que Khrouchtchov (ou Brejnev ?) adorait la chasse, et il organisait des grandes battues, dans des endroits où, juste vingt ans avant, les soldats soviétiques étaient tombés en masse, et ils restaient non enterrés. Et les chasses se faisaient, dans la neige, mais sur les os des morts.
Oui, ces chansons-là, elles sonnaient. — Et là, comment voulez-vous, à 16 ans, sentir autre chose que la sensation que vous participez à quelque chose d’exceptionnel, que, cette voix qui chante — et qui chante rauque, dur — encore un peu, et, oui, vraiment, elle allait les faire venir, et qu’ils viendraient là, les morts, hideux, noirs, « par paires, par paires, par paires », parce que les derniers mots étaient répétés par trois…
Et la chanson sur l’Holocauste. — dédiée à Mikhoëls…
« No vetchno — pa rel’sam, po serdstou, po koje,
kaliossa, kaliossa, kaliossa, kaliossa… »
Mais pour toujours, sur les rails, sur le cœur, sur la peau,
les roues, les roues, les roues, les roues…
le « pa », ce ne veut pas dire « sur », ça veut dire « sur » et « le long » en même temps…
« Notre train part à Auschwitz,
Aujourd’hui et tous les jours !
Aïe-aïe-aïe-aïe-aïe-aïe-aïe »… comme le refrain d’une plainte juive…
*
Les chansons de Galitch, souvent, sont écrites au nom d’un personnage — et dans sa langue à lui. Ce qui les rend radicalement intraduisibles, parce qu’il faut connaître les détails de la vie soviétique, et la langue, dans ses différents niveaux, pour apprécier. Mais c’est la manière des nouvelles de Mikhaïl Zochtchenko (vous vous souvenez de ma chronique sur le « sandviche interdit » ? — celle du 21 décembre 2014…) Et là, les histoires des fonctionnaires, dans leur propre langue, chaque chanson comme une nouvelle, oui, l’histoire d’une vie. Et les rires homériques de l’assistance à l’histoire des plaintes de la commère Daria sur son ivrogne de mari, Klim Pétrovitch (un des personnages récurrents de ses chansons), elle essaie de l’empoisonner, le fumier, et lui, rien — il boit de l’alcool à brûler au lieu de la vodka, et rien, il trouve juste, en se réveillant, « net, ne lioubliou masliat » — non, j’aime pas les champignons marinés… oui, parce que, quand vous buvez, vous mangez… et vous mangez soit des cornichons, soit des champignons. Et ce qui demande une note en bas de page, en français, pour n’éveiller que l’incompréhension, — en russe, ça pliait en deux tous les adultes présents…
Il y avait des chansons nouvelles, aussi… Son « Transit éternel », qu’il venait tout juste d’écrire… — J’en ai traduit un bout, pour « La Lettre Internationale », dix ans plus tard :
« Le dernier pour la route —
Comme de l’eau, mais on part.
On s’en va, coûte que coûte,
On ira vers nulle part.
Comme au vent la poussière
D’un bord à l’autre bord.
Se tourner — mieux vaut guère.
Se tourner, c’est la mort.
Et nous, on se presse, — « et avance, et avance »
Mêlant le Nouveau et l’Ancien Testament.
Et si, frères juifs, on cessait nos errances,
Ça fait tant d’errances depuis deux mille ans… »
[…]
On se perd à attendre,
À comprendre la nuit.
On est prêts à se rendre,
Mais on sait pas à qui.
Va, levons sur nos têtes
Le petit mouchoir blanc —
L’Occident,
Ça en jette…
Mais l’Orient, c’est l’Orient… »
Et nous, on se presse, — « et avance, et avance »
On cherche à répondre quand c’est évident…
Et si, frères juifs, on cessait nos errances,
Ça fait tant d’errances depuis deux mille ans… »
*
Et je vous passe, parce que je ne peux pas le traduire, le moment où les émigrés sont à Venise, dans une gondole, et quelqu’un leur dit : « Vy, bratsy, iz Rima ? » — Iz Rima, vestima ». A ia iz pod Orchy skazal gondolier… »
Les gars, vous venez de Rome ? Oui, de Rome, pauvre pomme. Et moi, je viens d’Orcha, nous dit le gondolier…
Orcha, c’est une ville juive de Biélorussie… et ça, sur la cassette, je m’en souviens, c’est un hurlement de rire. Un tonnerre. Et les rires continuent pendant au moins cinq minutes… Les Juifs soviétiques, d’abord, ils étaient envoyés à Vienne, et puis à Rome… mais nous avons de l’avenir, même le gondolier, il vient d’Orcha.
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L’exil, là, sous mes yeux. Une Russie à Suresnes, et ces rires. La solitude, et l’amitié. Trois heures de suite. Juste pour eux-mêmes.
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Le 15 décembre 1977, nous étions allés, mes parents et nous, ma sœur et moi, écouter Vladimir Vissotski, qui chantait — c’était merveilleux. En rentrant à la maison, il devait être minuit. Le téléphone a sonné. C’était Efim Grigoriévitch qui appelait. Alexandre Galitch venait de mourir — d’une façon terrifiante, et bizarre. Il lui avait téléphoné dans l’après-midi, en lui disant que quelqu’un (il n’a pas dit qui) lui avait offert une nouvelle chaîne stéréo, dernier modèle, et que des installateurs viendraient l’installer, là, maintenant — il pourrait enregistrer ses propres chansons. Les installateurs sont venus. Sa femme est sortie faire des courses. Quand elle est revenue, il gisait sur le sol, électrocuté. — Et moi, le jour de sa mort, j’avais vu Vissotski.
Et mon exil à moi, ici, près de quarante ans plus tard, de ne pas être capable de vous le dire.