Cours de cinéma présenté par Jacques Aumont
Le montage des attractions
S. M. Eisenstein
Dans ce texte, le cinéaste russe S.M.Eisenstein évoque sa théorie sur le « montage des attraction », qu’il applique dans l’ensemble de son oeuvre.
Au premier chef, nous soulignerons l’importance du théâtre lié au cinéma par la communauté du matériau fondamental : le spectateur, et la communauté de l’orientation et du but : le façonnage du spectateur dans ce sens désiré à travers toute une série de pressions calculées sur son psychisme. (…) C’est la nature même de ces arts (théâtre, cirque, cinéma) d’être conçus comme une série de coups portés à la conscience et aux sentiments du spectateur. Seule de pareilles aspirations finales peuvent justifier les entreprises qui procurent au spectateur une satisfaction réelle (physique et morale) en tant que conséquence de l’action commune fictive du spectateur avec ce qui lui est montré.
Le film ne peut simplement se contenter de présenter, de montrer des évènements, il est aussi une sélection tendancieuse de ces évènements, leur confrontation, affranchies de tâches étroitement liées au sujet, et réalisant, conformément à l’objectif idéologique d’ensemble, un façonnage adéquat du public. Ce ne sont pas les faits montrés qui sont importants, mais les combinaisons des réactions émotionnelles du spectateur.
Ces réactions sont obtenues par confrontations et accumulation dans le psychisme du spectateur des associations voulues par le dessein du film, et stimulé par les éléments séparés de l’évènement décomposé. Des associations qui, dans leur ensemble, fournissent de cette façon, mais indirectement le même effet (et souvent un effet plus puissant). Prenons par exemple un même crime : mains saisissants la gorge, yeux qui remontent sur le front, couteau brandi, la victime ferme les yeux, le sang jailli sur le mur, la victime tombe à terre, la main essuie le couteau : chacun de ces fragments vise à « provoquer » les associations. Un processus analogique se produit au cours du montage des attractions : en fait, ce ne sont pas les phénomènes qu’on confronte, mais des enchaînements d’associations, liées dans l’esprit du spectateur donné à un phénomène donné.
L’expérience du montage des attractions est les concentrations des sujets visant à un effet thématique. Dans la scène finale de mon film La Grève, afin d’éviter que les figurants de la fusillade ne semble « jouer » leur mort, et surtout afin d’éliminer l’effet d’artifice que l’écran ne supporte pas et qui est inévitable même avec « l’agonie » la plus brillants, j’ai employé le procédé suivant tiré d’une scène non moins sérieuse et destiné à provoquer l’effet maximum d’horreur sanglants : l’alternance associative de la fusillade avec des abattoirs. La première, en plans d’ensemble et plans moyens « mis en scène » : la chute des 1500 ouvriers dans le ravin, la fuite de la foule, les coups de feu, etc. En même temps tous les gros plans servent à montrer l’horreur vraie des abattoirs où le bétail est égorgé et écorché.
On trouve des documents inépuisables pour l’étude de ces procédés (à vrai dire, sur le plan purement formel, non objectif) dans le film comique américain (le procédé sous son aspect pure). Si nous pouvions voir les films de Griffith, au lieu de les connaître par des descriptions, ceux-ci nous apprendraient beaucoup sur le plan du montage, mais cette fois-ci dans une orientation sociale hostile à la nôtre. Il ne faut pas pour autant procédé à une « transplantation » de l’Amérique, quoiqu’au début, dans tous les domaines, l’étude des procédés passe par l’imitation. Il faut exercer notre aptitude à sélectionner les attractions parmi nos propres matériaux.
Octobre 1924